Les Cahiers du Patrimoine Boulonnais

Fernand Stiévenart et Juliette de Reul
Couple dartistes de lÉcole de Wissant et amis des Demont-Breton

«Ferme à Wissant» par Fernand Stiévenart, huile sur toile (61cm x 50cm), 1897, collection Yann Gobert-Sergent.
«Ferme à Wissant» par Fernand Stiévenart, huile sur toile (61cm x 50cm), 1897, collection Yann Gobert-Sergent.

Fernand Stiévenart est né le 21 mai 1862 à Douai où, dès le lycée, il se lie d’amitié avec Georges Maroniez. Après des études de dessin faites dans sa ville natale de 1878 à 1880, il suit les cours de Gustave Boulanger à l’École des Beaux-Arts à Paris. En 1889, il rencontre Juliette de Reul, jeune fille de dix ans sa cadette. Fernand Stiévenart, qui a fréquenté l’atelier d’Émile Breton, y fait connaissance d’Adrien Demont à la même époque. Plus tard, Fernand et Juliette se marient et se lient naturellement avec le couple Demont-Breton.

En effet, dès 1890, Adrien Demont et Virginie Demont-Breton investissent les hauteurs de Wissant, où ils font construire une villa égyptisante appelée le Typhonium. Ces deux artistes reconnus attirent nombre de peintres, qui deviennent leurs élèves ou leurs amis, à l’instar de Francis Tattegrain, le chantre de la marine

berckoise, ainsi que le couple Henri et Marie Duhem originaire de Douai. C’est « l’École de Wissant » ou « Groupe Demont ». Parmi les élèves les plus assidus, Félix Planquette, futur peintre animalier de renom, Georges Maroniez, spécialiste des marines au clair de lune et des retours de pêche, et Fernand Stiévenart reçoivent les conseils d’Adrien Demont : « Les jours où le grand vent du large nous empêchait de peindre sur la plage ou quand il pleuvait, le rustique hangar de madame Lefebvre-Duval nous servait d’abri et d’atelier de plein air. Fernand Stiévenart et Henri Duhem, logés à l’hôtel Duval, y venaient aussi. L’École Demont se met au vert disait Maroniez » (Adrien Demont, Souvenances, promenades à travers ma vie).

Toujours résidents à Douai, au 7 rue Jean-de- Gouy, Fernand et Juliette fréquentent de plus en plus Wissant durant la saison estivale. Et finalement, le couple s’installe dans cet havre paisible, à la Villa Siame, une maison typique de la région, aux tuiles rouges et aux murs de torchis blanchis à la chaux. Dans ses premières productions, Fernand Stiévenart arbore un style et une palette très proches d’Émile Breton et de son maître Adrien Demont. Les sujets sont également similaires, des vues du Mont de Couple, des fermes wissantaises et des flobarts échoués sur l’estran. Sous l’influence des peintres de Barbizon, le jeune peintre utilise encore des verts foncés et des ocres sombres, agrémentés de quelques trouées lumineuses. La nature est omniprésente. Les tableaux préparés en atelier sont de grands formats et reçoivent un bon accueil du public.

En 1886, il peint « Elie sur les bords du Carith où les corbeaux lui portent à manger », travail présenté en tant qu’ancien élève des Beaux-Arts, figurant une scène biblique dans un paysage verdoyant traversé par une rivière. Puis, en 1888, il présente pour la première fois son travail au Salon des Artistes français, et se consacre beaucoup aux paysages du Nord et aux scènes bibliques. Stiévenart devient membre de la Société des Artistes français en 1893, ce qui lui permet d’asseoir sa réputation. Il propose au Salon plusieurs œuvres, notamment :

– « En Ardennes » et « Taureau à l’Étable », en 1888,

– «Matin en Automne» et «Mon Ami Henri Duhem», en 1889,

– «Le Soir» et «Une Famille» en 1890,

– «Portrait» en 1891,

– «Enfant Prodigue» en 1893, scène biblique figurant un enfant (Job) dans les dunes de Wissant (mention honorable),

– «L’Ange et Tobie» en 1895, réalisé en 1894 et figurant deux personnages dans un décor dunaire (grande huile sur toile, 285cm x 362cm),

– «Le Champ Maudit» en 1896, – «Elie» en 1897,
– «Plaine Endormie» en 1898,

– «Le Vieux Pauvre» en 1899,

– «Aux Grands Ormes», œuvre présentée à l’Exposition Universelle de Paris en 1900 (médaille de bronze),

– «Paysage du Boulonnais» en 1902 (médaille de 3ème classe),

– «Le Chemin Vert» en 1903,
– «Juments aux Herbages» en 1905, – «Labourage» en 1908.

En 1893, Virginie Demont-Breton prépare son œuvre magistrale « Jean Bart enrôlant ses matelots» (Salon de 1894), «que la ville de Dunkerque avait définitivement acquis pour son musée. L’artiste, pour composer ce tableau, s’était documentée sur l’aspect de la ville sous Louis XIV, au moyen d’anciennes gravures. Ce fut le peintre Félix Planquette qui posa pour Jean Bart et Fernand Stiévenart pour le scribe enrôleur. Ce tableau eut un grand succès au Salon…» (Émile Langlade, Artistes de mon Temps). Les relations d’amitié qui traversent ces artistes se révèlent dans ces œuvres, où chacun sert de modèle à l’autre. Ce grand tableau brûlera dans l’incendie du musée de Dunkerque durant l’été 1940, seules subsistent l’étude du scribe et quelques études.

«Marin Scribe pour Jean Bart» par Virginie Demont- Breton, huile sur toile (66cm x 55cm), 1893, étude pour «Jean Bart» présenté au Salon des Artistes français de 1894, collection Yann Gobert-Sergent.

A l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne, qui a lieu de juillet à septembre 1901, Fernand Stiévenart expose aux côtés d’Adrien et Virginie Demont-Breton, de Marie et Henri Duhem, de Victor Dupont, de Francis Tattegrain, d’Henri Rovel, … L’artiste y présente trois œuvres emblématiques de sa production : «Plaine Endormie», «Effet de Neige» et «Pâturage», figurant des chevaux boulonnais.

En 1895, le couple fait construire une maison- atelier, plus confortable pour peindre, et prête à accueillir l’agrandissement de la famille. Cette villa, portant le joli nom de Sainte-Marie-aux- Fleurs, au style résolument régional, existe toujours à Wissant. Juliette de Reul devient la maîtresse de maison de cet endroit bucolique,

propice à la création artistique. Née le 28 novembre 1872 à Bruxelles, sa mère, Mathilde Tuyaerts, meurt en lui donnant naissance. C’est donc son père Xavier de Reul (1830-1895), géologue et auteur de nombreux romans, qui l’élève avec son frère aîné. En 1889, Juliette de Reul rencontre Fernand Stiévenart. Son père consent à cette relation, mais il faut attendre 1896 pour que les époux s’unissent à Bruxelles. En avril 1902, Juliette met au monde à Wissant leur fils unique, Emmanuel.

Si Fernand peint parfois en plein air, Juliette réalise surtout des scènes d’intérieur, des natures mortes et des nus. Sa carrière s’avère beaucoup plus discrète, mais très honorable à une époque où les femmes sont peu reconnues en art. Virginie Demont-Breton l’encourage d’ailleurs dans sa voie. Elle envoie au Salon des Artistes français en 1898 «Fin de journée» et en 1901 «Chardons de Ruines», dans un style académique à la palette colorée. Juliette de Reul

produit également des aquarelles, aux couleurs très douces, figurant des flobarts sur l’estran wissantais. A l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne de 1901, l’artiste expose aux côtés de son mari quatre œuvres intimistes : «Convalescent», «Vieille Cour», «La Fenêtre de Marie-Louise» et «Foyer Éteint». Mais, la fortune familiale n’incite pas le couple à beaucoup produire plus et surtout à faire sa promotion en galerie.

Dans sa quête esthétique, Fernand Stiévenart s’affranchit rapidement de son maître pour s’engager dans une création avant-gardiste, influencée par les Impressionnistes. Dans de nombreuses études réalisées sur le motif, en se promenant dans la campagne wissantaise, l’artiste adopte une palette et une touche beaucoup plus libres. L’empâtement se veut généreux et les couleurs deviennent vives, parfois criardes. A l’époque de l’émergence du Fauvisme, Fernand Stiévenart adopte une gamme chromatique lumineuse et chatoyante.

«Le Ciel» par Fernand Stiévenart, huile sur panneau (27cm x 35cm), collection Yann Gobert-Sergent.

Ses vues du Mont de Couple et des alentours de l’Herlen, petit ru traversant le village, ainsi que ses fermes wissantaises, réalisées sur des petits panneaux de bois, sont autant de témoignages de cette période de création heureuse.

Dans «Le Ciel», servi par des bleus intenses, tirant vers le violet, un nuage pesant surplombe un champ fraîchement moissonné. Il suffit à animer cette scène estivale typique de la campagne boulonnaise. Les blés coupés, montés en gerbes traditionnelles appelées «diziaux», rythment cet espace. Liaison lointaine entre ciel et terre, la mer calme dessine un azur discret, qui assoit l’horizontalité de cette vue champêtre. Mais surtout, une certaine torpeur est rompue par les boucles généreuses d’un gros nuage moutonnant, annonciateur, peut-être, d’un orage soudain. Brossé avec de larges empâtements, presque crémeux, dans des tonalités vives, voire crues, ce stratus omniprésent bénéficie d’un rendu fluide et souple : la couleur devient lumière, les touches mauves forcent les nuances et soulignent une gamme colorée ambitieuse. Bien que simple esquisse réalisée sur le motif,

ce travail n’apparaît plus être l’étape obligée dans la réalisation d’un plus grand tableau, mais se révèle œuvre à part entière. L’artiste trouve ici prétexte à explorer une palette fougueuse, aux tons quelque peu criards, annonçant les violences chromatiques des Fauves. Fernand Stiévenart s’éloigne ainsi de l’enseignement dispensé par son ami et maître, Adrien Demont. On assiste alors à un véritable spectacle des variétés atmosphériques, des ciels changeants de Wissant.

Son épouse, Juliette de Reul, l’accompagne parfois et se fait croquer par son mari artiste dans un décor naturel. Dans une petite pochade intitulée «Sur le Motif», Fernand Stiévenart présente une vue du Mont de Couple, prise depuis les hauteurs de Wissant. La femme de l’artiste pose au centre de la vue, les jambes noyées dans un tapis de fleurs compact, au camaïeu de roses éclatant. Servie par une multitude de petites touches colorées et un empâtement généreux, cette terre champêtre provoque une véritable idylle bucolique pour les yeux du spectateur. La jupe bleu vif et le

chemisier jaune doré détonnent au milieu des fleurs roses et renforcent la stature de cette accompagnatrice tant aimée, maintes fois représentée par son époux. Cette scène intimiste symbolise l’amour tendre qui lie les deux artistes.

Dès 1913, le couple de peintres investit un hôtel particulier qu’ils ont fait construire à Bruxelles (quartier d’Uccle), au 80 avenue de Bel Air. A l’Exposition Universelle et Internationale de Gand de 1913, riche de 730 exposants, Fernand Stiévenart expose deux peintures : «Matinée Brumeuse» et «Le Berger». De mai à novembre 1914, il montre « Matinée Brumeuse » et «Journée de Chaleur» à l’Exposition générale des Beaux-Arts organisée par la Société Royale des Beaux-Arts. Ce salon rassemble alors 437 artistes de douze nationalités. Mais, les ventes s’avèrent difficiles, et l’arrivée de la Première guerre mondiale porte un coup d’arrêt aux expositions et à sa carrière. Il parvient néanmoins à exposer une dernière fois «Automne» et «Paysage» au Salon des Beaux-Arts de Bruxelles en 1915. A Wissant,

leur villa-atelier est vendue, puis occupée à la fin de la Première guerre mondiale par l’artiste peintre Paule Crampel. «L’aventure wissantaise» semble révolue.

Fernand meurt à Bruxelles en 1922, Juliette y décède encore jeune en 1925. Leur fils unique, Emmanuel, habite la demeure familiale jusqu’à sa disparition sans postérité en 1994. Juliette et Fernand Stiévenart entament alors un long purgatoire, comme beaucoup d’autres artistes, pour connaître un nouvel intérêt depuis une vingtaine d’années. Malgré une production restée confidentielle, l’œuvre de Fernand Stiévenart est tout de même présente dans les collections des musées de Boulogne et de Douai, et à l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris.

Yann GOBERT-SERGENT
Docteur en Histoire Fondation Victor Dupont

Sources:

Catalogues d’exposition des Salons de la Société des Artistes français (1888-1914).

Catalogue de l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne, tenue du 18 juillet au 15 septembre 1901.

DEMONT Adrien, Souvenances, promenades à travers ma vie, Arras, 1927.

“Fernand Stiévenart”, Database of Modern Exhibitions (DoME). European Paintings and Drawings 1905-1915.

GOBERT-SERGENT Yann, Virginie Demont-Breton, peintre de la mer et adepte de la démesure architecturale, La Gazette du Patrimoine, page 57, avril 2020.

GOBERT-SERGENTYann,LepeintreHenriRovel (1849- 1926), Un artiste vosgien ami de Virginie Demont-Breton et d’Adrien Demont, Cahiers du Patrimoine Boulonnais, n° 80, 2ème semestre 2019.

GOBERT-SERGENT Yann, Virginie Demont-Breton (1859- 1935), Peintre et témoin de la vie des marins de la Côte d’Opale, Boulogne-sur-Mer, Revue Boulogne et la Mer, n° 14, juillet 2008, pp. 4-7.

Intimité(s) : Les peintres de la Côte d’Opale, ouvrage collectif, Anne Moitel, Anne Delage, Yann Farinaux-Le Sidaner, Yann Gobert-Sergent, et alii, Département du Pas-de-Calais, éditions invenit, juillet 2020, 96 p.

LANGLAGE Émile, Artistes de mon Temps, volume 2, éditions INSAP, Arras, 1933, 250 p.

Visages de Terre et de Mer – Regards de peintres à Wissant à la fin du 19ème siècle, ouvrage collectif, Michèle Moyne-Charlet, Anne Esnault, Annette Bourrut Lacouture, Yann Gobert-Sergent, édition du Pas-de- Calais, SilvanaEditoriale, août 2014, 135 p.

Catalogues d’exposition des Salons de la Société des Artistes français (1888-1914).

Catalogue de l’Exposition Internationale des Beaux-Arts de Boulogne, tenue du 18 juillet au 15 septembre 1901